L'évolution de l'organisation de la production de 1980-1990

Publié le par Gracien M.

La fin des trente glorieuses et les différents chocs pétroliers bouleversent le contexte économique, le faisant passer d'une relative stabilité à une période de turbulence forte liée à une période de crise économique. La traduction de cette turbulence au niveau de la gestion industrielle se manifeste par un changement de niveau du réglage des paramètres externes sur lesquels s'appuie l'organisation de la production industrielle. Les principaux changements observés concernent la réduction des délais, l'incertitude sur les volumes, la personnalisation plus forte des produits et la réduction des prix. À titre d'illustration, le délai de livraison au client d'une famille de transformateurs électriques passe de trois mois au milieu des années 70, à 15 jours voire une semaine début des années 90, les prévisions en volume de gros engins de terrassement, fiables à 3 % au niveau européen, ne sont plus connues qu'à trois mois avec une fiabilité de 30 %. Les audits qualité des grands équipementiers fixent des objectifs de réduction des coûts de production à leurs fournisseurs de 5 % par an sur trois ans, hors achat. Par ailleurs, ce changement de seuil du paramétrage s'effectue par effet de contagion de l'aval vers l'amont, du client au fournisseur du fournisseur, chaque client du processus global de production cherchant à transférer à son fournisseur direct une partie des perturbations qu'il a lui-même reçues de son propre client.

Enfin, les critères d'efficacité ne sont pas les seuls concernés, les critères d'efficience le sont aussi. En particulier, le niveau des stocks et des encours devient un indicateur de performance d'autant plus sensible que le niveau de l'inflation (supérieur à 10 %) est élevé et le coût de financement des actifs important. En résumé, coûts de revient faibles, délais de livraison courts, incertitude sur les volumes, stocks minimums constituent alors les éléments du nouveau référentiel de l'organisation industrielle qui va passer d'un paradigme en «flux poussés » vers un nouveau paradigme en « flux tirés». Dès lors, le nouveau contexte économique impose aux entreprises une adaptation, voire une évolution, en profondeur de leur organisation de la production. Cette évolution consiste pour l'essentiel en une recherche de la flexibilité et de la performance économique. La flexibilité pour permettre à l'entreprise de mieux s'adapter aux variations de volumes et de natures de la demande, la performance économique pour son impact direct sur les coûts de production. Cette adaptation peut s'analyser au niveau des trois systèmes (Spalanzani, 1993): le système de commande ou de pilotage, le système physique de production et le système d'information.

 

1.1 L'évolution au niveau de la commande de production : La recherche de la flexibilité et de la productivité concernent simultanément les hommes et les processus de pilotage.

 Au niveau des individus, fait révélateur pour l'époque et lourd de symbolique, la fonction de chef du personnel s'efface au profit de celle de directeur des ressources humaines. Le mouvement qualité, à travers les cercles de qualité ou de pilotage (il y en avait encore 30 000 en 1987), la médiatisation de grands « gourous » (Crosby, Juran, Deming…) et en France sous l'impulsion (principalement) de l'AFCERQ6, émerge en France dès 1980. La « théorie Z» de Ouchi (1982) et le management «à la japonaise » confortent les managers dans le bien-fondé d'une nouvelle approche participative qui implique l'individu et donc le responsabilise. Le concept de polyvalence, voire de poly-compétences, vient concurrencer celui de spécialiste que l'on considère comme générateur de cloisonnement organisationnel et donc moins adapté à un environnement turbulent. La vision globale des acteurs, ainsi acquise, est un élément important d'anticipation et de lutte contre l'incertitude. Les idées majeures qui émergent du mouvement qualité sont alors : management participatif, initiative, autonomie, confiance, compétence, responsabilisation… et formation7. Le management, à tous les niveaux, doit donc évoluer vers une plus grande capacité à dynamiser l'individu, principale source de productivité et d'innovation.

L'orientation « résolution de problèmes » prise au début des années 80 relève d'un logique projet. Elle constitue, de notre point de vue, une première démarche de management de la connaissance. Les outils développés et mis en œuvre (outils dits de la « première génération » : méthode des « quatre-quatre »,graphique Ishikawa…) n'ont pas d'autre finalité que : (1) l'extraction d'un savoir tacite et sa codification en savoir explicite (phase de formalisation de Nonaka, 1995), et (2) l'amorce d'une boucle de progrès de type PDCA8 de Deming (1986). La multiplication des cercles de qualité au sein d'une même structure constitue une première forme de conduite de changement et place, dès cette époque, l'organisation dans une logique d'entreprise apprenante. Les approches développées dans un second temps - plan d'action qualité (1985), normes ISO 9000 (1987, 1994, 2002) - peuvent, elles aussi, être rattachées à ce processus. La méthode «6sigma» plus récente (1995), sous couvert d'une approche qualité relève, elle aussi, d'une démarche de conduite du changement. La figure 1 ci-après essaie de lier production et qualité. La figure 1 montre l'évolution de la qualité autour de deux axes : un axe responsabilisation des individus et de résolution de problèmes et un axe lié à une logique d'organisation et de mise en œuvre de procédures. Ces deux axes sont aussi ceux de la recherche de l'innovation et de la réduction de l'incertitude.

 

Les Universités d'entreprise, orientées vers l'apprentissage par l'action, se situent dans le prolongement d'une initialisation amorcée, en France, au début des années 80. Au-delà de la mobilisation du personnel de l'entreprise, ces démarches placent au centre de l'entreprise son premier partenaire, le client, et la valeur qu'il perçoit des produits et services. Une des définitions de la qualité totale est alors la satisfaction des spécifications client (efficacité) au moindre coût (efficience). Enfin, la flexibilité de manière moins idyllique, a été recherchée par l'embauche d'intérimaires à travers l'acceptation de la flexibilité saisonnière et le développement d'entreprises de travail temporaire.

Au niveau des processus, on peut constater une quintuple évolution.

a. La première évolution, peut-être la plus spectaculaire, est l'abandon de toute une famille d'outils d'aide à la décision dont la gestion « scientifique » des stocks. Le modèle de Wilson et ses développements sont mis dans la catégorie « jurassic management ». La raison est double :

 1. les hypothèses, en particulier de stabilité, sur lesquelles est fondée cette famille de modèles ne sont plus idoines ;

2. les nouvelles valeurs des paramètres pris en compte par le modèle aboutissent à une décision proche de celle du juste à temps. À titre d'illustration, les changements rapides d'outils (méthodes SMED) ont pour conséquence une diminution très grande du coût de réglage des machines dont la conséquence est une proposition systématique des modèles de tailles de lots de production faibles.

 Le vieux modèle de Wilson se « réincarne» en juste à temps. La gestion a une histoire et la gestion des stocks, après plus de 50 ans de bons et loyaux services, disparaît des logiciels de production des entreprises.

 La seconde évolution d'importance est l'intérêt renouvelé pour les techniques de planification glissante et le raccourcissement du pas lors de leur mise en œuvre. La raison de cette redécouverte est liée d'une part à l'évolution des capacités informatiques, et d'autre part à l'instabilité du marché, des commandes clients et à la difficulté d'effectuer, à terme, des prévisions suffisamment fiables. Dans un tel contexte, une politique de stocks est inefficace (on n'a jamais le bon stock) et l'absorption des aléas lors de la réalisation des plans de fabrication et d'approvisionnement s'effectue par la mise en œuvre des systèmes MRP qui sont alors activés beaucoup plus fréquemment (toutes les semaines, voire quotidiennement, avec un horizon au trimestre au lieu du mois). La turbulence du marché a pour conséquence une redéfinition des notions de court, moyen et long terme.

 L'avènement du Juste à Temps (JAT) constitue la troisième évolution à travers une révolution par la simplicité. Le JAT met le client au centre de la production.

 b.  « Au commencement était le besoin » (Ohno, 1978), et doit concilier efficacité et efficience. La logique de flux tirés doit permettre de livrer la juste quantité, au juste moment, au juste endroit…

L'évolution, à cette époque, de l'industrie des transports et le développement important des infrastructures de communication (routières, téléphoniques…) ont facilité l'avènement du JAT.

L'arrivée en France du toyotisme a eu pour conséquence l'abandon de recherches sophistiquées de logique optimisante au profit du développement d'approches (heuristiques) de logique satisfaisantes en matière d'aide à la décision.

c. La quatrième évolution est celle de la combinaison des systèmes précédents dans une démarche de différenciation retardée : le JAT, aveugle et peu anticipateur, ne peut se substituer totalement au calcul des besoins en composants (MRP).

La différenciation retardée est d'autant plus utilisée que la personnalisation des produits s'effectue au dernier moment. C'est par exemple le cas dans le domaine informatique ou de la fabrication de meubles en grandes séries, où les caissons sont standards et la personnalisation ne s'effectue qu'au niveau des portes et des poignées.

À l'évidence, la différenciation retardée ne peut devenir réellement efficace qu'avec la complicité (parfois nouvelle) des bureaux d'études lors de la conception des produits.

d. La cinquième adaptation est celle de la modification des comportements et de la structure organisationnelle, et en particulier la diminution des niveaux hiérarchiques qui permet une meilleure mise en œuvre des actions précédentes. On demande à l'encadrement intermédiaire de développer des compétences de formateur et d'animateur et le nombre de niveaux hiérarchiques dans les ateliers  est réduit (de 5 à 2 chez certains constructeurs automobiles) afin de faciliter la responsabilisation et la communication. Par ailleurs, on observe un changement plus fréquent (parfois tous les six mois) des organigrammes d'entreprises.

1.2.  L'évolution au niveau du système physique de production

La recherche de la flexibilité et de la productivité concerne les produits (les flux) et l'appareil de production.

1.  Les actions entreprises au niveau des produits, au-delà de la satisfaction du client, ont pour objectif la facilité de mise en œuvre des nouveaux modes de commande de la production. L'analyse de la valeur, la standardisation ont pour objet la simplification (ou « decontenting»)9 des flux de production et par conséquent la gestion d'un moins grand nombre de références en stock et une plus grande flexibilité de production (« avec un nombre de références réduit, on a plus de chance d'avoir le bon stock »). La « juste qualité » technologique est, par ailleurs, indispensable au fonctionnement continu du juste à temps. Cette nouvelle approche pour l'époque, se retrouve dans les modèles « low cost » mis en valeur au début des années 200010. Les stratégies de réduction du portefeuille fournisseurs (la règle de la division par deux du nombre des fournisseurs est souvent énoncée) sont en partie la conséquence de l'évolution de la commande de production. Très rapidement, une approche privilégiée jusqu'alors en termes de prix-quantité fait place à une approche beaucoup plus multicritères de la relation client-fournisseur, en introduisant d'autres critères tels que la qualité ou le respect du délai (notion de taux de service) par exemple. Les stratégies de recherche et de sélection des fournisseurs, du ressort de la fonction achat évoluent.

2. Les adaptations mises en œuvre au niveau de l'appareil de production constituent de véritables révolutions technologiques dont la plus spectaculaire est la création des ateliers flexibles. Le problème majeur posé est celui de la productivité. On estime qu'une pièce n'est usinée que 5 % de son temps de passage en atelier (un vilebrequin, sur un temps de passage de 9 jours en atelier, est usiné seulement pendant 1 heure).

Ces nouvelles technologies de production s'appuient sur d'autres technologies alors en plein essor : la robotique et l'informatique. Leur objet est de trouver un compromis entre flexibilité et productivité, production de type atelier et production de type masse. Les investissements dans les ateliers flexibles sont excessivement importants et les résultats des calculs de retour sur investissement souvent négatifs. En réalité, les ateliers flexibles correspondent à des innovations technologiques de rupture qui permettent de passer d'une courbe de cycle de vie technologique à une autre. Un impact essentiel est la montée du niveau de qualification (certaines entreprises peuvent consacrer à la formation près de 5 % de leur masse salariale, 60000 heures par an de formation pour moins de 2000 personnes) nécessaire pour une maîtrise des nouvelles technologies et un pilotage performant de ces ateliers : la dimension productive directe de l'individu disparaît au profit d'une dimension de pilotage, de suivi, de maintenance… voire de conception et d'évolution de la machine (le technicien supérieur remplace le diplômé d'un CAP ou d'un brevet professionnel). La conséquence indirecte est l'augmentation du turn-over des opérateurs plus diplômés, donc plus ambitieux et, en réponse pour lutter contre cette fuite de compétences, une reconsidération des niveaux de compétences et de qualification sur une même machine.


1.3. L'impact des systèmes d'information.

La réalisation d'un certain nombre d'actions d'adaptation présentées précédemment n'aurait pas été possible sans l'évolution contingente de la technologie informatique et des systèmes d'information.

L'évolution de la capacité informatique11 : puissance de calcul, interactivité et délocalisation des terminaux de saisie. C'est à l'évolution de la dimension technologique (hardware) des systèmes d'information qu'il convient d'attribuer la capacité de mise en œuvre de politiques plus flexibles. Les observations de Moore (1965) montrent l'évolution de cette performance à travers le doublement, tous les 18 mois, du nombre de transistors par circuit de même taille. La réalité, bien que différente des prévisions de la loi de Moore, reste malgré tout très significative de cette évolution technologique. En 1972, le nombre de composants montés sur une carte était de 2 300 contre plus de 40 millions en 2000. L'impact est la multiplication par plus de 15 000 de la performance de calcul des ordinateurs, à un moindre coût. Les performances en matière de capacité de stockage ont elles aussi considérablement évolué pour passer de quelques dizaines de mégas à plusieurs terabytes. C'est cette évolution de la performance technologique qui rend accessible la lutte contre l'incertitude par une mise en œuvre plus fréquente des systèmes MRP et la régénération plus fréquente (à la semaine ou journalière) de la planification de la production jusqu'alors inaccessible. Par ailleurs, les observations dans les entreprises montrent que la saisie, in situ, de données relatives au suivi de la production développe non seulement plus de réactivité de la commande de production, mais parallèlement donne confiance aux opérateurs dans les informations fournies par le système de planification. À ce titre, on peut avancer que la technologie permet alors au système d'information d'acquérir un nouveau statut.

Un effet d'alignement stratégique. L'évolution de la capacité de calcul favorise la mise en œuvre des systèmes robotiques par la combinaison de robots polyvalents en îlots de production, eux-mêmes combinés en ateliers flexibles. Les systèmes informatiques et d'information effectuent un pilotage complexe : d'un robot (exécution d'une gamme d'usinage), d'un îlot (affectation d'une tâche à un robot), de l'atelier flexible (coordination au niveau global de l'atelier, pilotage des transports…). Comme il l'a été indiqué précédemment, les investissements lourds ne sont pas, a priori, estimés rentables, mais relèvent du pari stratégique à travers un changement de cycle de vie technologique (« les calculs de retour sur investissement sont mauvais, mais on sait que l'on doit effectuer ce type d'investissement »). Le choix de la technologie des ateliers flexibles apparaît alors comme le résultat d'un alignement sur la stratégie globale de l'entreprise et la recherche de flexibilité, condition essentielle à sa survie. S'il est évident que les constructeurs de machines outils innovent pour répondre aux nouveaux besoins du marché, on peut tout autant affirmer que l'opportunité que représentent les ateliers flexibles encourage un certain nombre d'entreprises à s'orienter vers une stratégie flexible. Cette double mise en cohérence reflète bien une logique d'alignement stratégique (Scott-Morton et al., 1991, Venkatranam et al., 1993, Ballaz, 2002) définie comme une recherche, par la mise en œuvre des TIC, d'avantages concurrentiels durables.

 La naissance du XAO.

Au cours de cette première phase d'évolution, on observe une prolifération des logiciels en AO: GPAO, CAO, CFAO, MAO*… (actuellement, on peut en repérer plus de 200 sur le site CXP. fr). Ces progiciels sont les premiers outils constituant les architectures des systèmes d'information. Les problèmes d'interface, la multiplicité des langages de développement, l'hétérogénéité des progiciels du marché… ont rendu complexe le problème de la cohérence des systèmes et de la fiabilité des données. L'ère du XAO sera suivie plus tard de celle des ERP**.

La révélation provoquée par un système simple : le kanban.

Le juste à temps ne se substitue pas au MRP, mais constitue un sous-système de pilotage complémentaire et utilisé dans le court terme. La relation clientfournisseur interne sur laquelle il s'appuie crée une relation bilatérale entre un poste aval et un (ou plusieurs) poste(s) amont. Dès lors, le système d'information pourra être réduit à une simple circulation de cartes ou kanbans indiquant au poste amont ce dont le poste aval, le client interne, a besoin. Le système de kanbans prend à revers toute une école de pensée pour laquelle l'entreprise ne pouvait voir son salut qu'à travers le développement de systèmes d'information sophistiqués. Par ailleurs, le système «kanbans» n'est pas la seule simplification importée du Japon. La multiplication dans l'atelier des points d'affichage des performances (qualité, délais…), des solutions et des actions mises en œuvre (action5 secondes), l'étude collective des dysfonctionnements de pièces, favorisent non seulement l'information mais aussi la communication. L'ensemble de ces mesures (l'usine s'affiche, Greif, 1990) constitue un système d'information simple, souvent performant et accessible.

Publié dans Management

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